Tola entendit le battement des rames s’évanouir petit à petit.
Elle brassait l’eau derrière un des épais murs de joncs qui courait le long du fleuve, une main posée sur la bouche du bébé pour l’empêcher de faire le moindre bruit, tout en priant pour qu‘il puisse respirer assez d’air par le nez. Mais l’enfant était affaibli.
Et elle aussi.
Le carreau d’arbalète avait traversé la base de son cou. Son sang rougissait l’eau autour d’elle. Sa vision se troublait. Elle luttait néanmoins pour maintenir le nourrisson au-dessus de la surface.
Quelques minutes plutôt, lorsqu’elle s’était jetée dans la rivière, elle avait voulu se noyer avec l’enfant. Pourtant quand le froid l’avait enveloppé, quand le feu avait déchiré son cou, quelque chose avait entamé sa résolution. Elle avait pensé à l’aube naissante, et cet épisode lui avait rappelé que la lumière existait encore derrière les ténèbres actuelles. Un jour viendrait ou les créations des Dieux ne massacreraient plus leurs frères.
Elle s’était enfoncée dans l’eau, plus profondément, laissant le courant l’entraîner vers cette barrière de joncs. Sous l’eau, elle avait utilisé ses réserves d’oxygène pour faire respirer le bébé, lui pinçant le nez tout en soufflant entre ses lèvres. Si elle avait désiré la mort, une fois le combat pour la survie lancé, elle s’y était jetée avec férocité.
Le bébé n’avait même pas de nom.
Personne ne devrait mourir sans avoir de nom.
Elle lui transmettait son souffle par petites bouffées tout en nageant dans les eaux noires, à l’aveuglette. Seule la chance l’avait amenée contre ce mur de verdure, lui offrant un abri, certes rudimentaire, mais oh combien important.
Maintenant que les bateaux s’étaient éloignés, elle ne pouvait plus attendre.
Elle était en train de perdre tout son sang. Le froid la maintenait encore en vie. Et menaçait celle du frêle nouveau-né.
Elle nagea, ou plutôt se débattit pour regagner la rive, lançant des coups de pied désordonnés. Elle coula une première fois, entraînant le bébé.
Non !
Tola agita rageusement les bras, remonta. L’eau lui semblait plus lourde, plus dure à combattre.
Elle refusa pourtant de succomber.
Finalement, sous ses orteils, des roches glissantes heurtèrent ses bottes. Elle poussa un cri, oubliant qu’elle se trouvait encore sous l’eau. Suffoquant, elle sombra encore un peu plus, puis donna un dernier coup de pied sur les rochers. Sa tête émergea et son corps se hissa sur la berge.
A quatre pattes, elle se traîna hors de l’eau, serrant tant bien que mal le bébé contre sa poitrine. Elle atteignit enfin le rivage et s’effondra. Son visage percuta le récif. Ses forces l’avaient abandonnée. Son propre sang maculait l’enfant. Au prix d’un dernier effort, elle le regarda.
Il ne bougeait pas. Ne respirait pas.
Elle ferma les yeux et pria tandis que des ténèbres éternelles se refermaient sur elle.
Pleure, bon sang, pleure…
Varick fut le premier à entendre les miaulements.
Les prêtres s’étaient abrités dans la cave à vin, sous la Cathédrale, et s’y étaient terrés pendant toute la durée des combats, priants pour que les Orcs ne s’intéressent pas au monument. Mais ces derniers n’avaient que faire d’un bâtiment construit en l’honneur de Dieux qu’ils ne vénéraient pas. Seule Thelsamar avait trouvé un intérêt à leurs yeux. Et pour cause. Il était temps pour eux de venir délivrer leurs frères, que l’Alliance avait réduit en esclavage. Temps de frapper un grand coup et de montrer à tous les pleutres de tous poils que la puissance de la Horde était toujours intacte. Et ils venaient de le prouver de façon éclatante.
Seuls, dans le silence pieux de la cave, les échos de cris plaintifs étaient parvenus jusqu’aux prêtres.
Varick s’était levé, obligeant ses vieilles jambes à lui obéir.
- Ou vas-tu ? Demanda Greishan.
- J’entends un de mes protégés qui m’appelle.
Depuis deux décennies, il nourrissait les chats de la rivière et les chiens errants aux abords de Thelsamar.
- Ce n’est pas le moment, prévint un autre prêtre, la voix tremblante de peur.
Varick avait vécu trop longtemps pour craindre la mort avec une ferveur juvénile. Il traversa la cave, et se baissa pour emprunter le petit couloir qui menait à la porte donnant sur la rivière.
Il atteignit l’ouverture, souleva la barre qui la maintenait fermé, et tira le verrou. Puis, il l’entrouvrit d’un coup d’épaule.
L’odeur piquante de la fumée l’assaillit d’abord…et le miaulement lui fit baisser les yeux.
Instinctivement, il eut un mouvement de recul. Une femme Reprouvé gisait sur les marches montantes vers l’église. Après un moment de flottement, il se mit à genoux près du corps et lui palpa le cou à la recherche d’un signe de vie, mais il ne trouva que du sang. Un sang glacé. Elle était trempée de la tête aux pieds et plus froide que les pierres sur lesquelles elle reposait.
Morte.
Le cri, à nouveau…
Sous le cadavre.
Il le déplaça pour découvrir un bébé, lui aussi ensanglanté.
S’il était bleu de froid et tout aussi mouillé, l’enfant vivant encore. Varick le libera du corps de la femme. Ses langes gorgés d’eau pendaient.
Un garçon.
Le prêtre frotta doucement le petit corps et s’aperçut que le sang n’était pas le sien.
Mais celui de la femme.
Il la contempla avec tristesse. Tant de mort. Il se tourna vers l’autre rive. La ville incendiée crachait une fumée noire vers le ciel. Son regard se reposa sur la Reprouvé. Avait-elle traversé la rivière à la nage ? Dans le seul but de sauver cet enfant ? Un enfant qui n’était même pas de sa race.
- Repose en paix, murmura-t-il à la malheureuse. Tu l’as bien mérité.
Puis, il battit en retraite vers la porte de la cave. Il essuya le sang qui maculait le bébé. Quelques cheveux, doux et fins, d’une blancheur de neige décoraient déjà son front. Il ne devait pas avoir plus d’un mois.
Les soins prodigués par Varick firent redoubler les cris du bébé, son visage grimaça. Il n’en demeurait pas moins faible et frigorifié.
- Pleure, mon petit.
Réagissant à la voix, le garçon ouvrit ses paupières gonflées. Des yeux bleus observèrent Varick. Un bleu pur et brillant. Les enfants naissent souvent avec les yeux bleus. Mais le prêtre devina que ceux-là conserveraient toujours leur éclat.
Il serra l’enfant contre lui pour le réchauffer. Une tâche de couleur attira son regard.
- Qu’est ce que c’est que ça ?
Il retourna le pied du garçon. Sur son talon, on avait dessiné un symbole.
Non, pas dessiné. Il frotta pour s’en assurer.
Un symbole tatoué à l’encre écarlate.
Il l’étudia soigneusement. On aurait dit un pied de corbeau.
Sans comprendre ce qu’elle signifiait, Varick reconnu immédiatement une rune.
Quelle idée d’infliger ça à un bébé ! Les enfants n’avaient pas à porter les péchés de leurs aînés.
Il essuya les dernières traces de sang sur le front du bambin.
- Pauvre petit, tu as connu des débuts bien difficiles en ce monde.